Deux camarades, hommage à Tekoşer et Baran

Deux camarades, hommage à Tekoşer et Baran

Discours d’hommage de la représentante du SRI aux commémorations pour Tekoşer Piling (Lorenzo Orsetti) le 29 mars à Zurich et pour Baran Serhat ( Bayram Namaz) le 31 mars à Bâle.

En moins d’une semaine, j’ai perdu au Rojava deux camarades qui m’étaient chers. Très différents et pourtant très semblables.

Baran Serhat, de son vrai nom Bayram Namaz, était le représentant du MLKP au Rojava. À ce titre, je l’ai rencontré des dizaines de fois, et parfois des jours entiers. Ses camarades raconteront sa longue histoire de révolutionnaire, de son rôle dans la fondation du MLKP à sa résistance aux pires des tortionnaires lorsqu’il était prisonnier en Turquie.

Je veux me limiter à mon expérience de ce camarade, et “me limiter” n’est pas le mot juste, parce que cette expérience, depuis notre première rencontre en 2015 au tabur du MLKP, a été riche et précieuse. Précieuse humainement mais aussi politiquement parce que Baran était de ces révolutionnaires turcs qui portaient au plus haut les valeurs de l’internationalisme, il avait ouvert les portes du Rojava au Secours Rouge International et à notre campagne consistant à équiper les combattants internationalistes en Celox.

L’internationalisme a pris au Rojava de nouveaux aspects, plus authentiques, plus dialectiques. Il ne s’agit plus simplement d’aider ou de se solidariser, mais de vivre ensemble une expérience révolutionnaire. La manière dont le mouvement kurde et la gauche révolutionnaire turque ne se sont pas limités à la tradition des délégations solidaires, pour permettre aux internationalistes de se plonger dans le processus, d’en expérimenter les méthodes, les progrès et les difficultés, a donné à l’internationalisme au Rojava une dimension nouvelle. La création du Bataillon International de Libération a été un exemple de cette dynamique, plongeant ses racines dans notre histoire, (dans ce cas la guerre d’Espagne), mais revêtant les formes dictées par la situation concrète.

Baran était un révolutionnaire solide et convaincu, les discussions avec lui étaient parfois difficiles car il défendait pied à pied ses positions et celles de son parti. Mais il avait l’intelligence des situations, il savait comprendre que les différences de situation entraînaient des différences de positionnement.

C’était aussi un révolutionnaire plein d’attention et de prévenance, veillant au bien-être de chacun et de chacune, s’intéressant à toutes et à tous. Je l’ai connu tellement accoutumé à prendre des nouvelles de toutes et de tous, que je l’ai vu adresser des mots amicaux jusqu’aux chiens qu’il croisait.

Mes discussions avec lui ont été essentielles pour comprendre le rôle des communistes au Rojava. Comment lier la conscience que nous ne sommes qu’une petite force, si on la compare à celles du mouvement de libération kurde, avec la conscience que nous avons un rôle particulier à jouer. Faire vivre un projet révolutionnaire dans une situation concrète implique déjà une dialectique difficile entre principes, stratégies et tactiques. Mais cette tâche est encore plus difficile lorsqu’on est en plus minoritaire, lorsqu’on n’est pas déterminant dans les grands choix stratégiques et tactiques. Baran avait une grande conscience de ces difficultés, comme par exemple la coopération tactique avec l’armée américaine, et une grande aptitude à les affronter. Et j’ai entendu Riza Altun, du PKK, reconnaître cette capacité du MLKP.

Paradoxalement, ces difficultés sont une chance pour le mouvement révolutionnaire, anarchiste comme communiste, car la confrontation à la réalité, aux difficultés concrètes d’un processus révolutionnaire concret, nous oblige à expérimenter des nouvelles solutions. Seule la capacité à se remettre en question nous permettra de développer un processus révolutionnaire viable et authentique. C’est une leçon du Rojava.

Ma dernière discussion avec Baran a eu lieu après la bataille d’Afrin. Il s’était une nouvelle fois révélé un analyste brillant, sachant généraliser, prendre du recul pour analyser la situation et ses changements au plus haut niveau, pour ensuite redescendre aux niveaux stratégique et tactique. Il m’avait ainsi parlé par exemple de la création, dans laquelle il avait joué un rôle, d’unités de défense populaire, conséquence de la bataille d’Afrin.

Baran Serhat, est mort le 23 mars au Rojava suite à l’explosion d’une bombe télécommandée placée sous son siège, dans sa voiture, par les services secrets turcs. Le fait qu’il ait été l’objet d’un assassinat ciblé montre l’importance qu’il avait aux yeux de nos ennemis. Mais cela montre aussi leur vision hiérarchique du monde, leur incompréhension d’une dynamique révolutionnaire, puisqu’ils pensent pouvoir briser un processus en coupant des têtes.


Tekoşer Piling, de son vrai nom Lorenzo Orsetti, était un combattant anarchiste originaire de Florence, tombé le 18 mars en combattant l’État Islamique près de Baghouz.

Tekoşer était arrivé au Rojava à la fin de 2017. Je l’avais rencontré pour la première fois quelques mois plus tard, au début de 2018, au tabur de la TIKKO. Il faisait en effet partie de ces nombreux anarchistes venus du monde entier que la TIKKO a accueilli, formé, armé et à qui elle a permis de s’organiser autonomement (sous sa responsabilité, par rapport aux YPG), pour la défense de la révolution au Rojava.

C’est dans le cadre de la TIKKO qu’il a mené de nombreux combats, car Tekoşer insistait pour monter au front. J’ai rencontré différents types de combattants internationalistes au Rojava: ceux qui veulent apprendre pour transposer l’expérience chez eux, ceux qui veulent faire cette expérience pour leur propre construction de révolutionnaire, ceux qui conçoivent leur engagement comme une partie de la lutte antifasciste, ceux qui conçoivent leur engagement comme partie d’une propagande pour la révolution, etc. Tekoşer était de ceux dont la motivation est de libérer les peuples, immédiatement et concrètement.

C’est pour cette raison qu’il s’est arrangé pour participer à la bataille de Deir Ezzor, dans le cadre de Tekoşîna Anarşîst (“Lutte anarchiste”). Deir Ezzor a été une bataille très dure contre l’État Islamique. Les fascistes de Daesh s’y étaient solidement retranchés, avaient aménagé des positions solides qu’ils défendaient pied à pied. Nombreux sont les combattantes et combattants des YPG-YPJ et des SDF qui sont tombés dans cette bataille. Mais un des enjeux de la bataille de Deir Ezzor était la libération de milliers d’otages, et notamment les femmes et enfants rescapés du génocide yézidi, que les fascistes traitaient en butin de guerre, et cela était une motivation impérative pour Tekoşer.

Tekoşer a donc contribué à la libération de Deir Ezzor et c’est dans la continuité de cette offensive, en combattant contre l’ultime réduit de Daesh, qu’il a été tué avec six de ses camarades arabes des Forces Démocratiques Syriennes dans un engagement près de Baghouz. Tekoşer a ainsi contribué à l’élimination du Califat, à la destruction de Daesh en tant qu’État. Cela a été une étape décisive de la lutte, mais une étape seulement, car Daesh doit encore être combattu dans ses formes de groupes de guérilla, de cellules terroristes, ou d’auxiliaires des forces armées turques à Afrin et ailleurs.

Alors que certains internationalistes ont parfois des difficultés à s’accorder aux spécificités de la lutte au Rojava, Tekoşer était partout très à l’aise. Il s’est immergé dans la révolution du Rojava. Ce qui était difficulté pour certains, il le vivait comme une expérience enrichissante. Il adorait le peuple kurde et était heureux, pleinement heureux de lutter avec lui pour sa libération. Comme il me l’a dit sérieusement, je précise “sérieusement” parce que c’était un ami plein d’humour, plaisantant souvent, il avait pris la liberté de faire son choix et il prenait la liberté de suivre son choix jusqu’au bout.

Anarchiste, Tekoşer avait rejoint les rangs du groupe Tekoşîna Anarşîst et c’est dans les rangs de TA qu’il a mené son dernier combat.


Baran et Tekoşer incarnent deux aspect complémentaires, indissociables, d’un internationalisme vivant et authentique au cœur d’un processus révolutionnaire historique.

Baran et Tekoşer, le Turc et l’Italien, le vieux marxiste-léniniste et le jeune anarchiste, celui qui ouvrait les portes aux internationalistes et celui qui les franchissait, l’homme du parti et l’homme du choix personnel, mes amis et mes camarades différents donc mais si semblables, chaleureux, attentifs à l’autre, liant leur vie à la lutte pour la libération des peuples.

La culture révolutionnaire européenne a parfois du mal à donner un juste rôle à la figure des martyrs. Entretenir leur souvenir est pourtant un acte politique, un moment de réflexion sur les raisons profondes de leur sacrifice, et donc les raisons profondes de notre combat. C’est pour cela que des commémorations comme celle de ce soir sont un précieux moment d’unité.

Dans ces commémorations, l’usage est d’afficher leur portrait et cette galerie de portraits, est aussi la galerie des différents moments, des différentes étapes de notre lutte. Nos martyrs. sont non seulement les témoins de nos valeurs mais aussi les témoins de notre histoire et un part de la continuité.

Nos martyrs sont immortels et les fascistes paieront pour leurs crimes. Leur lutte, notre lutte continue.

Şehid namirin ! Morte al fascio!

A, représentante du Secours Rouge International,
Zurich le 29 mars, Bâle 31 mars 2019.